E-books sur iPad: vous les lisez, ils vous lisent en retour
Vous ne le savez peut-être pas encore mais votre iPad/tablette est un mouchard…. et cela risque de bouleverser une activité essentielle à l’être humain moderne : la lecture.
Autrefois, le livre était un objet de papier. Aujourd’hui, le livre devient un contenu électronique comme les autres : l’écran a remplacé le papier. Aux Etats-Unis, selon les experts de Forrester Research, au premier trimestre 2012, le chiffre d’affaire des e-book (les livres dématérialisés et non les liseuses) a dépassé celui des livres papier : 282 millions de dollars contre 230 millions de dollars. La véritable révolution liée à ce changement… plus important encore que la probable extinction des bibliothèques Ikea Borgsjö : la fin du caractère intime du livre ! Les liseuses (iPad, Kindle, Nook…) peuvent enregistrer toutes sortes de données sur vos lectures : quelles œuvres vous lisez, le temps passé sur chaque passage, les pages lues et non lues, les annotations prises sur telle ou partie du livre…. Selon le contrat signé, un plus ou grand nombre d’informations collecté est envoyé au vendeur et/ou à l’éditeur. Le cas le plus emblématique est celui d’Amazon : l’entreprise maîtrise à la fois la vente d’e-book et le hardware qui permet l’enregistrement des données sur les usages faits du Kindle.
Les conséquences touchent à la fois les auteurs (écrivains) et les lecteurs :
En ce qui concerne les auteurs et les éditeurs: le travail de l’éditeur se transforme puisque ce dernier accède à des informations dont il ne disposait pas auparavant. Cela n’est évidemment pas sans conséquences sur le métier d’auteur. La nouvelle masse de données sur les comportements des lecteurs/clients donne aux éditeurs une plus grande capacité d’orientation et de contrôle sur le processus créatif. Les lecteurs peuvent donner leur avis sur des romans en « version Beta » et contribuer à des choix de scénario. Plusieurs auteurs se sont prêtés au jeu : Tawna Fenske a déterminé la fin de « Getting Dumped » après un sondage, plusieurs romans à l’eau de rose ou érotiques proposent aux lecteurs de choisir certains paramètres de leurs lectures tels que le physique des personnes ou l’intensité des scènes d’amour. Certains auteurs voient leurs liberté réduite, d’autres apprécient cette meilleure connaissance du lectorat. Ces conséquences sont aujourd’hui les plus visibles. Même si certains auteurs seront heureux de disposer d’outils pour améliorer leur performances commerciales, clairement, ce changement renforce le pouvoir des éditeurs. Ainsi, le Wall Street Journal rapporte que Barnes & Noble, ayant noté que les essais étaient lus plus lentement et de façon plus discontinue que les romans, a lancé une série de courts essais sur des sujets d’actualité : des livres plus vites lus conduisent à de nouveaux achats plus rapidement. Le risque pour les auteurs est que les analyses de fond ou les essais sur des sujets moins « sexy » soient remplacés par ce type d’ouvrages « consommés » rapidement.
Il convient cependant de relativiser ce type de conséquences. Même sans données précises, les écrivains ont toujours été soumis à un dilemme entre aspirations esthétiques et désir de reconnaissance commerciale. Les deux objectifs ont pu d’ailleurs parfois se concilier : Alexandre Dumas a publié une grande partie de son œuvre sous la forme de feuilletons dans des journaux. Dans le même ordre d’idée, la difficulté commerciale des essais en sciences humaines et sociales précède l’invention même des supports électroniques. En revanche, il existe bien un risque de court-termisme des éditeurs qui voudront publier des ouvrages semblant coller aux attentes des clients… mais une telle stratégie se heurtera à deux limites majeures : le lecteur ne connaît ses préférences qu’entre des « produits » auxquels il a déjà goûté ; un stratégie fondée sur l’écoute des lecteurs aboutira à se focaliser sur un marché de plus en plus étriqué, les changements d’attentes liés aux changements démographiques et sociologiques ne seront pas pris en compte. Comme le disait (à peu près …) Henry Ford : « si j’avais écouté les consommateurs, je n’aurais pas fait une voiture mais un cheval ».
A côté de cette menace d’une « myopie du marketing » induite par ces outils de suivi des comportements des lecteurs, une menace encore plus importante pèse sur respect de la vie privée des lecteurs…
Pour les lecteurs, les risques sur les usages des données recueillies ont de quoi effrayer. Si en matière de navigation Internet, les internautes ont souvent conscience des risques et que la loi protège bien contre la divulgation des informations personnelles, concernant les e-book, plusieurs associations aux Etats-Unis s’alarment du vide législatif. Dans un scénario pessimiste, voici des exemples des dérives qui nous guettent :
- Lors d’un divorce, un avocat argumentera que l’ex-conjoint de son client a du mal à s’occuper des enfants. Il tentera de le prouver à l’aide de l’historique des lectures d’un e-book de cet ex-conjoint : beaucoup de temps passé sur un ouvrages évoquant la difficulté d’être parent en l’absence d’instinct parental.
- Un homme politique se verra reprocher par son adversaire politique ses annotations critiques sur un essai d’un populaire bienfaiteur type Abbé Pierre. A titre de représailles, on apprendra un peu plus tard que l’adversaire politique a passé les soirées de ces derniers mois à lire Lolita de Nabokov, lecture qui sera reliée à son manque présumé de fermeté à l’encontre d’une personne accusée de pédophilie…
- On demandera à des psychologues de se pencher sur les lectures d’enfants pour repérer les futurs délinquants : à partir du temps passé sur tel ou tel passage de romans donnés en classe, ils devront déceler une fascination morbide, un penchant sadique refoulé ou un questionnement identitaire pathologique…
Face à ce danger, l’Electronic Frontier Foundation avec d’autres associations et l’appui de Google, a obtenu le vote par l’Etat de Californie d’une loi obligeant tout organisme demandant des informations sur des lectures d’e-book, d’obtenir préalablement une autorisation d’un juge. La loi, si elle sanctionne les dérives, ne les prévient pas aussi efficacement que les lecteurs eux-mêmes. Encore faut-il que les appareils de lecture permettent un contrôle et un effacement des informations collectées.
Certains verront dans ces changements une banale extension d’un problème aussi vieux que l’informatique, mais d’autres comprendront qu’on a franchi un palier en touchant à la plus intime des activités intellectuelles : à travers la mesure de nos lectures, ce sont nos pensées qui sont sondées ! Néanmoins, en touchant à une activité qui par nature permet à l’individu de se soustraire au regard des autres, on empêche l’accomplissement d’une nécessaire vacance de l’identité sociale. Feriez-vous les mêmes rêves si vous deviez les rendre publics à votre réveil ?
Écrit en collaboration avec Ziad MALAS. Partiellement inspiré d’un article du Wall Street Journal.
Image: WSJ
No Comment